Nonobstant l’existence d’une procédure globale, le procès principal et l’appel en cause forment chacun un lien d’instance spécifique avec des parties et des conclusions qui leur sont propres. Dès lors, une application par analogie de l’art. 52 LTF [addition des conclusions en cas de cumul d’actions ou de consorité simple] n’entre pas en ligne de compte et il y a lieu de calculer séparément la valeur litigieuse des prétentions élevées dans la procédure principale et celle des conclusions prises dans le cadre de l’appel en cause.
2019-N29 – Pluralité de parties et/ou de prétentions : comment calculer la valeur litigieuse déterminant la voie de droit ?
Note F. Bastons Bulletti
1 Un entrepreneur introduit action en paiement d’un solde de facture de CHF 29’500 contre le maître de l’ouvrage. Celui-ci conclut au rejet total de la demande et en outre, appelle son architecte en cause, lui réclamant le paiement de CHF 45’000 à titre de dommages-intérêts. L’appel en cause étant recevable, l’architecte conclut au rejet des conclusions du maître à son encontre et reconventionnellement, au paiement d’un montant de CHF 12’400 représentant le solde de ses honoraires. Le premier juge admet entièrement la demande principale, rejette la demande du maître envers l’architecte et admet partiellement la demande reconventionnelle de l’architecte, à concurrence de CHF 6’400. Le maître de l’ouvrage introduit vainement un appel, dans lequel il prend les mêmes conclusions qu’en première instance. Il forme ensuite un recours en matière civile au TF.
2 Le TF rappelle que le recours en matière civile n’est recevable que si la valeur litigieuse, déterminée par les conclusions demeurées litigieuses devant l’autorité précédente (art. 51 al. 1 lit. a LTF ; idem art. 308 al. 2 CPC pour l’appel : « valeur litigieuse au dernier état des conclusions »), atteint CHF 30’000 au moins (art. 74 al. 1 let. b LTF). En l’espèce, le recours concerne une décision qui porte sur trois prétentions, demeurées toutes trois entièrement contestées : 1) la prétention du demandeur (entrepreneur) dans la cause principale; 2) la prétention de l’appelant en cause (maître d’ouvrage) ; 3) la prétention reconventionnelle de l’appelé en cause (architecte). Cette configuration donne au TF l’occasion d’apporter des précisions quant au calcul de la valeur litigieuse déterminante pour un recours en matière civile.
3 Le montant demeuré litigieux dans la procédure principale (CHF 29’500), est inférieur au seuil de CHF 30’000. Le recours sur ce point est donc irrecevable, à moins que les conclusions litigieuses dans la procédure d’appel en cause ne doivent être additionnées aux conclusions de la procédure principale. Le TF (c. 2.3 de l’arrêt) souligne que la doctrine est partagée à cet égard : certains auteurs excluent cette addition ; d’autres préconisent une application analogique de l’art. 94 CPC (cas de demande reconventionnelle : la valeur litigieuse se détermine d’après la prétention la plus élevée) ; d’autres admettent l’addition, assimilant la réunion des prétentions en cas d’appel en cause à un cumul subjectif d’actions (consorité simple ; v. art. 52 LTF ; art. 93 al. 1 CPC : les prétentions sont additionnées, à moins qu’elles ne s’excluent). Rappelant la nature de l’appel en cause (cf. déjà ATF 139 III 67 c. 2.1 ; 142 III 271 c. 1.1 ; 144 III 526 c. 3.3, cf. notes sous art. 81 et 82), le TF relève que celui-ci permet certes une procédure globale, multipartite, et qu’elle suppose un lien de connexité entre les prétentions de l’appelant en cause et celles de la demande principale, les premières devant dépendre de l’existence des secondes (art. 81 al. 1 CPC; ATF 139 III 67 c. 2.4.3 ; p.ex. prétentions en garantie contre des tiers, prétentions récursoires ou en dommages-intérêts, droits de recours contractuels et légaux, cf. ATF 139 précité c. 2.4.3 ; ATF 142 III 102 c. 3.1, note sous art. 82 al. 1-2). Le TF estime cependant décisif que le procès principal et l’appel en cause portent sur deux prétentions séparées (ATF 144 III 526 c. 3.3; 142 III 102 c. 5.3.2) et qu’ils forment chacun un lien d’instance spécifique, avec des parties et des conclusions qui leur sont propres (ATF 144 III 526 c. 3.3; 139 III 67 c. 2.1 et réf.). En outre, il résulte de l’avant-projet de révision du CPC relatif à la recevabilité de l’appel en cause (plus particulièrement à la condition de soumission à la procédure ordinaire, cf. art. 81 al. 3 CPC) que de lege lata, les conclusions de la demande principale et celles de l’appel en cause ne s’additionnent pas, ce qui résulte aussi de la jurisprudence (ATF 142 III 102 c. 5.3.1): le fait que le montant de la demande principale puisse déterminer la compétence matérielle et la procédure applicables à l’appel en cause – ce qui est le cas lorsque l’appelant en cause exerce contre l’appelé une action récursoire – implique que les conclusions formulées dans l’appel en cause ne s’additionnent pas à celles de la demande principale. Dès lors, le TF exclut toute addition des conclusions de la demande principale et de celles de l’appel en cause lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur litigieuse décisive pour la recevabilité du recours. Il en résulte qu’en l’espèce, le recours en matière civile concernant l’admission de la demande principale est irrecevable, faute d’atteindre la valeur litigieuse requise.
4 La solution donnée ici s’applique à notre avis aussi dans le cadre des voies de droit cantonales : hormis le seuil de valeur litigieuse décisif pour l’appel (CHF 10’000 et non CHF 30’000), les règles applicables dans ce contexte sont les mêmes. Ainsi, notamment, si plusieurs consorts simples interjettent appel, la valeur litigieuse au dernier état de leurs conclusions doit être additionnée pour déterminer la recevabilité de l’appel, pourvu que ces conclusions ne s’excluent pas (art. 93 al. 1 cum art. 308 al. 2 CPC ; cf. pour la procédure selon la LTF, arrêt TF 5A_398/2018 du 11.12.2018 c. 1.2, note sous art. 308 al. 2, 2.). Le CPC ne contient en revanche pas plus de disposition que la LTF quant au calcul de la valeur litigieuse en cas d’appel en cause, de sorte que l’interprétation opérée par le TF devrait s’appliquer, d’autant que sa motivation se fonde sur la nature de l’appel en cause selon les art 81 s CPC. Ainsi, l’appel dirigé contre la décision rendue sur la demande principale et/ou sur la demande dans l’appel en cause n’est recevable que si, dans chaque procédure visée, la valeur litigieuse au dernier état des conclusions (sur cette notion cf. notes sous art. 308 al. 2) atteint le montant de CHF 10’000. Il est certes assez rare que la valeur litigieuse de l’une des procédures (procédure principale, ou procédure appelée) soit inférieure à CHF 10’000 ; cela est toutefois concevable, si le montant contesté au moment du prononcé de la décision attaquée est inférieur à cette somme. Il en résulte concrètement que dans ce cas, le défendeur à la cause principale et appelant en cause devra interjeter appel de l’une des décisions, et recours au sens strict contre l’autre (p.ex. la demande principale porte sur le montant de CHF 50’000, que le défendeur conteste entièrement et que le tribunal alloue néanmoins: l’appel est ouvert [art. 308 al. 2 CPC]. L’appel en cause porte sur le montant de CHF 30’000 ; l’appelé en cause admet devoir CHF 21’000 et conteste le solde, que le tribunal alloue partiellement à l’appelant en cause : seul le recours au sens strict est ouvert).
5 Dans cette situation, le risque de décisions contradictoires au stade des voies de droit est d’autant plus grand que les griefs recevables, de même que le régime des nova et de la modification de la demande, ne sont pas les mêmes (cf. art. 310 et art. 320 CPC ; art. 317 et art. 326 CPC). Or, par définition, les prétentions de l’appelant en cause dépendent de celles émises par le demandeur principal, ce qui peut poser des problèmes de coordination si en deuxième instance, la demande principale est (partiellement) rejetée : en effet la prétention de l’appelant en cause envers l’appelé ne peut être fondée que si et dans la mesure où il succombe dans le procès principal (cf. ATF 143 III 106 c. 5.2 -5.3, note sous art. 81 al. 1 et in newsletter du 22.2.2017). Ce risque pourrait être évité en retenant l’une ou l’autre des autres solutions proposées en doctrine (application analogique de l’art. 94 ou de l’art. 93 CPC, v. supra N 3). Dès lors qu’est décisive la valeur économique du procès au dernier état des conclusions (art. 308 al. 2 CPC), il serait selon nous plus juste, dans le cas de l’appel en cause, de prendre en considération la valeur du total des prétentions litigieuses sur lesquelles le premier juge a dû statuer, autrement dit, d’appliquer par analogie l’art. 93 CPC relatif au cumul subjectif d’actions, du moins lorsque tant la décision sur la demande principale que celle sur l’appel en cause sont contestées. A cet égard, la motivation du TF ne nous semble pas tout à fait convaincante : en effet, le procès réunissant des consorts simples peut tout autant – voire plus – que l’appel en cause porter sur des prétentions distinctes (cf. art. 71 al. 1 CPC et ATF 142 III 581 c. 2.1 -2.3, note sous art. 71, B.a.: il suffit de « faits ou de fondements juridiques semblables ») et chaque consort peut procéder indépendamment des autres (art. 71 al. 3 CPC ). De plus, comme dans le cas de l’appel en cause (142 III 102 c. 5.3.1, v. N 3), les conclusions des consorts ne s’additionnent pas pour déterminer la procédure applicable (cf. art. 93 al. 2 CPC), voire la compétence matérielle (BK ZPO-Sterchi art. 93 N 10) ; cela n’empêche pas que cette addition ait lieu par ailleurs, notamment pour déterminer la voie de droit (TF 5A_398/2018 du 11.12.2018 c. 1.2 précité, supra N 4). Enfin, le fait qu’en cas d’appel en cause, il existe deux liens d’instance, ne fait pas obstacle à un procès global en première instance ; c’est même là le but des art. 81 s. CPC. On ne voit pas pourquoi il pourrait en aller autrement en deuxième instance.
6 Le TF examine aussi (c. 2.4.1, non reproduit ici) la valeur litigieuse de la prétention contestée de l’appelant en cause envers l’architecte (dommages-intérêts par CH 45’000 au total). Cette somme se compose en partie de frais judiciaires et de dépens. Soutenant que ces deux derniers postes ne peuvent pas être pris en compte dans le calcul de la valeur litigieuse (art. 51 al. 3 LTF ; cf. ég. art. 91 al. 1 CPC), l’architecte intimé prétend que la conclusion décisive n’atteint pas le seuil de CHF 30’000, de sorte que le recours en matière civile est irrecevable. Le TF relève cependant qu’en l’espèce, les frais de procès sont réclamés à titre indépendant, en tant que poste du dommage, et non comme accessoire d’une prétention principale. Or, dans ce cas, ils doivent être pris en compte dans le calcul de la valeur litigieuse (cf. pour la procédure cantonale, notes sous art. 91 al. 1, en part. TF 5D_23/2017 du 8.5.2017 c. 4.3.3, note in newsletter du 23.8.2017). Peu importe à cet égard qu’ils aient ou non fait l’objet d’une conclusion séparée. Le recours concernant la prétention principale litigieuse dans l’appel en cause est dès lors recevable.
7 Il se pose également la question de la valeur litigieuse des conclusions reconventionnelles en paiement d’honoraires formulées par l’appelé en cause (v. c. 2.4.2 de l’arrêt, non reproduit ici). En cas de demande reconventionnelle, l’art. 53 al. 2 LTF prévoit que si la demande principale et la demande reconventionnelle s’excluent, le recours portant sur les deux demandes est entièrement recevable, si l’une d’elles atteint la valeur litigieuse minimale (comp. art. 94 al. 1 CPC pour la procédure cantonale : la valeur litigieuse se détermine d’après la prétention la plus élevée ; v. infra N 8). Dès lors qu’en l’espèce, seule l’une des demandes litigieuses – celle de l’appelant en cause – atteint la valeur litigieuse minimale (supra N 3 et 6), le recours portant sur la demande reconventionnelle n’est recevable que si la demande principale et la demande reconventionnelle s’excluent. Selon l’architecte, comme selon le tribunal cantonal (cf. c. 2.2 de l’arrêt), tel n’est pas le cas. Le TF rappelle tout d’abord (c. 2.1 de l’arrêt) que les demandes principale et reconventionnelle s’excluent lorsqu’il serait contradictoire d’admettre l’une, en tout ou partie, sans rejeter l’autre. Il laisse la question irrésolue en l’espèce, relevant néanmoins qu’il est des cas où la créance prétendue du mandant en dommages-intérêts et celle du mandataire (architecte) en paiement de ses honoraires ne s’excluent pas totalement (ATF 124 III 423 c. 4c; TF 4A_89/2017 du 2.10.2017 c. 5.2.2).
8 La question a de toute manière une importance moindre dans le cadre des voies de droit du CPC : en cas de demande reconventionnelle, au contraire de ce que prévoit l’art. 53 al. 2 LTF, la valeur litigieuse décisive pour l’appel (soit la valeur litigieuse au dernier état des conclusions, art. 308 al. 2 CPC) est déterminée selon l’art. 94 al. 1 CPC, càd. uniquement selon la prétention la plus élevée. Peu importe que la demande principale et la demande reconventionnelle s’excluent (malgré le texte français peu clair de l’art. 94 al. 1 CPC ; cf. CR CPC-Tappy art. 94 N 2a) ; peu importe aussi que l’appel ne porte que sur l’une des prétentions – même celle dont le montant contesté est inférieur à CHF 10’000 – ou sur les deux (CR CPC-Tappy art. 94 N 6). Il suffit ainsi que la valeur de l’une des deux demandes, au dernier état des conclusions, atteigne le montant de CHF 10’000. La question de savoir si la demande principale et la demande reconventionnelle s’excluent a toutefois une importance pour la fixation des frais du procès (art. 94 al. 2 CPC). Dans ce cadre, les précisions apportées par le TF dans le présent arrêt présentent un certain intérêt.
Proposition de citation:
F. Bastons Bulletti in newsletter CPC Online 2019-N29, n°….