Le laps de temps dont dispose l’employé pour s’opposer au congé [art. 336b al. 1 CO] est un délai de péremption (TF 4A_316/2012 du 1.11.2012 c. 2.1; 4A_571/2008 du 5.3.2009 c. 4.3). La péremption entraîne l’extinction totale du droit subjectif et doit être retenue d’office par le juge ; en effet, l’ordre juridique suisse n’admet pas que le juge alloue une prétention qui n’existe plus (ATF 133 III 6 c. 5.3.4 ; ATF 131 III 566 c. 3.2 ; TF 4C.163/1993 du 9.12.1993 c. 4e). Lorsque le juge intervient d’office, mais dans le cadre de la maxime des débats, cela ne dispense pas les parties de lui soumettre les données factuelles nécessaires et les preuves topiques (cf. ATF 139 III 278 c. 4.3; TF 4P.239/2005 du 21.11.2005 c. 4.3), ce qui soulève la question de savoir qui, du demandeur ou du défendeur, a la charge d’alléguer et de prouver la péremption. En réalité, les délais de péremption régissent moult situations, ce qui ne permet pas de généralisation. Le délai de l’art. 336b al. 1 CO se distingue d’un véritable délai d’ouverture d’action : l’employé licencié ne peut prétendre à une indemnité pour congé abusif que s’il a formé une opposition valable et que les parties n’ont pas pu s’entendre pour maintenir le rapport de travail (art. 336b al. 2 CO). En cas d’entente, il n’y a évidemment plus de place pour l’indemnité de l’art. 336a CO. En d’autres termes, le droit à l’indemnité n’existe que si cette étape pour la réflexion que doit susciter l’opposition a été respectée et se révèle infructueuse. Elle concourt ainsi à fonder l’indemnité (cf. ATF 123 III 246 c. 4c pr.). Dans ces circonstances, il ne saurait être question d’attendre que la partie actionnée invoque la péremption pour que le demandeur allègue et prouve avoir fait opposition dans le délai légal : il lui appartient de montrer que les conditions participant au fondement de son droit sont réunies, partant d’alléguer et de prouver les circonstances factuelles dont le juge pourra inférer le droit à un dédommagement pour le congé abusif, qui présuppose une opposition valable. Le cas échéant, le juge devra interpréter la missive – la loi requiert la forme écrite – pour décider s’il y a eu opposition au sens de l’art. 336b CO (TF 4A_59/2023 du 28.3.2023 c. 4 ; 4A_320/2014 du 8.9.2014 c. 3.3). Ceci justifie une allégation en bonne et due forme, assortie d’une offre de preuve.
2023-N11 Le fardeau de l’allégation de l’opposition au congé en temps utile
Note F. Bastons Bulletti
1 L’employée d’une société est licenciée, quelques jours après avoir adressé à son employeur un courrier dans lequel elle accusait l’administrateur de harcèlement et la mettait en demeure de respecter ses obligations légales ainsi que de prendre des mesures pour protéger sa personnalité. Après avoir mené la procédure de conciliation, l’ex-employée dépose sa demande au tribunal, tendant au versement d’une indemnité pour congé abusif équivalant à six mois de salaire, soit CHF 37’500.-. A l’audience des débats principaux, sur question du tribunal, la demanderesse admet avoir omis de produire le courrier par lequel elle a formé opposition au congé, tout en soulignant que ce courrier est mentionné dans les pièces du dossier et que la défenderesse n’a pas soulevé cette problématique dans sa réponse. Le tribunal rejette ensuite la demande, au motif que la demanderesse n’a pas allégué ni prouvé s’être opposée au licenciement avant la fin du délai de congé. Sur appel de la demanderesse, la Cour de justice annule la décision, au motif que la non-péremption du droit est un fait implicite et qu’en conséquence, faute d’avoir été contestée par la partie adverse, l’opposition au congé en temps utile devait être considérée comme admise. Après prononcé des deux instances cantonales sur le fond de la cause, l’employeur recourt au TF, contestant notamment la décision précitée. Le TF admet le recours et rejette la demande.
2 La question centrale en l’espèce est de savoir qui, du demandeur ou du défendeur, doit alléguer et prouver le respect du délai de péremption fixé par l’art. 336b al. 1 CO.
3 Dans son arrêt, destiné à publication, TF écarte d’abord une application schématique de la jurisprudence selon laquelle il incombe au demandeur d’alléguer et de prouver le respect du délai de péremption (TF 5C.215/1999 du 9.3.2000 c. 6b; 4A_200/2008 du 18.8.2008 c. 2.4.2.1), dès lors que cette jurisprudence vise à l’origine le respect des délais péremptoires d’ouverture d’action (ATF 54 II 409 ; 84 II 593 c. 4) – ce qui n’est pas le cas du délai imposé par l’art. 336b al. 1 CO – et qu’elle n’est pas nécessairement transposable pour chaque délai de péremption, dont la diversité de situations qu’ils régissent ne permet pas de généralisation.
4 Le TF écarte également la solution toute particulière qui s’applique en matière d’avis des défauts dans les actions en garantie en matière de vente ou d’entreprise : le demandeur (acheteur ou maître d’ouvrage) supporte le fardeau de la preuve qu’il a donné l’avis des défauts à temps (ce fait est générateur de son droit à la garantie, cf. ATF 118 II 142 c. 3a, note sous art. 150 ss, A.1.). Cependant, le fardeau de l’allégation est exceptionnellement dissocié de celui de la preuve : il est supporté par le vendeur ou l’entrepreneur, qui doit ainsi alléguer l’absence d’avis (ponctuel) des défauts, càd. l’acceptation de la chose vendue ou livrée. Ce n’est que si cet allégué est formulé que l’acheteur, ou le maître, doit prouver l’avis (ponctuel) des défauts (ATF 107 II 50 c. 2a; 118 II 142 c. 3a; TF 4A_28/2017 du 28.6.2017 c. 4; 4A_405/2017 du 30.11.2017 c. 3.3; 4A_260/2021 du 2.12.2021 c. 5.1.2 ; cf. notes sous art. 150 ss, A.1.). En outre (au contraire de ce qui prévaut pour un délai de péremption, cf. c. 4.2 de l’arrêt) le juge ne peut pas relever d’office la tardiveté de l’avis (ATF 107 précité) et l’entrepreneur ou vendeur peut renoncer à l’invoquer (TF 4A_256/2018 du 10.9.2018 c. 3.2.2 et réf.). Bien qu’une partie de la doctrine estime que cette solution devrait être transposée au respect d’un délai de péremption, le TF considère que ses spécificités ne le permettent pas.
5 Analysant l’art. 336b al. 1 CO, le TF parvient à la solution généralement donnée en matière de délais de péremption (supra N 3), mais avec une motivation spécifique : le législateur a entendu subordonner le droit à l’indemnité à la condition que les parties aient disposé d’une phase de réflexion, que l’opposition doit susciter, permettant une éventuelle entente pour maintenir le rapport contractuel ; à défaut, le droit à l’indemnité n’est pas donné. Le TF en déduit que l’opposition en temps utile au congé est une condition du droit matériel à l’indemnité pour licenciement abusif. Dès lors qu’il s’agit d’un fondement de sa prétention, le demandeur doit supporter les fardeaux de l’allégation et de la preuve d’une opposition au congé en temps utile. En outre, le juge doit examiner d’office la (non-)péremption. Cet examen ne peut donc dépendre du comportement procédural de la partie adverse.
6 En précisant que l’on ne peut attendre que le défendeur invoque la péremption pour imposer au demandeur d’alléguer et prouver son opposition au congé, le TF exclut aussi, contrairement à ce qu’avait retenu la Cour de justice, que cette opposition constitue un fait implicitement allégué, qu’il incomberait au défendeur de contester avant que le demandeur ne soit alors tenu de l’alléguer expressément et de le prouver. En conséquence, la demanderesse devait l’alléguer, explicitement, et le fait que le défendeur n’ait pas abordé ce thème – ni, dès lors, contesté l’existence d’une opposition valable au congé – n’y change rien. L’un des fondements du droit à l’indemnité n’étant pas allégué, la demande est insuffisamment fondée, ce qui en impose le rejet.
7 Le raisonnement du TF nous semble convaincant (infra N 8-11), même si la solution laisse apparaître un risque non négligeable pour le demandeur qui mènerait sans avocat un procès soumis à la maxime des débats (infra N 12 -13).
8 En principe, le fardeau de l’allégation suit celui de la preuve (cf. notes sous art. 221 al. 1 lit. d, 1., not. ATF 132 III 186 c. 4). Les faits concrets à alléguer et prouver (faits pertinents) correspondent aux faits constitutifs de la norme de droit matériel applicable en l’espèce. La partie qui invoque un droit supporte en principe les fardeaux de l’allégation et de la preuve des faits générateurs de ce droit, qui conditionnent l’existence de celui-ci, alors que la partie qui conteste ce droit supporte les fardeaux de l’allégation et de la preuve des faits dirimants ou destructeurs (extinctifs), qui empêchent la naissance du droit, resp. en provoquent l’extinction ou la perte. Pour déterminer dans chaque cas concret s’il s’agit d’alléguer et prouver un fait générateur, un fait destructeur ou un fait dirimant, la structure ou la position systématique de la norme de droit matériel dans la loi est en principe décisive (cf. notes sous art. 150 ss, A.a., en part. ATF 128 III 271 c. 2a/aa et TF 4A_365/2017 du 26.2.2018 c. 5.2, note in newsletter du 3.5.2018).
9 Comme le rappelle le TF dans le présent arrêt (supra N 3), la jurisprudence admet en général que le respect d’un délai péremptoire d’ouverture d’action est un élément constitutif de droit, càd. un fait générateur de droit. En l’espèce, où le délai péremptoire ne concerne pas l’ouverture d’une action, le TF a encore examiné la norme de droit matériel qui fixe ce délai, soit l’art. 336b al. 1 CO, pour en conclure, de manière convaincante, que l’opposition en temps utile au congé, comme le défaut d’entente des parties sur le maintien des rapports de travail, est une condition qui fonde le droit à l’indemnité et dont dépend l’existence de ce droit. Ainsi, il apparaît que le respect de cette condition est un fait générateur de droit. Dès lors, celui qui invoque le droit à l’indemnité doit supporter les conséquences de l’absence d’allégué, ou – si l’allégué est contesté – de l’absence de preuve, qu’il s’est opposé à temps au congé.
10 Ainsi que le relève le TF, cette condition peut être problématique pour un justiciable peu habitué aux délais péremptoires. Au regard des risques qui en résultent pour celui-ci, l’on pourrait certes envisager de dissocier le fardeau de l’allégation et celui de la preuve, de manière analogue à ce que prévoit la jurisprudence relative à l’avis des défauts (supra N 4) ; une partie de la doctrine y est favorable. Le défendeur aurait alors le fardeau de l’allégation de l’absence d’opposition, ou de sa tardiveté. En conséquence, le demandeur ne devrait supporter le fardeau de la preuve de l’opposition au congé (fait générateur de droit, tout comme l’avis des défauts de l’acheteur ou du maitre, cf. ATF 118 II 142 c. 3a et supra N 4) que si le défendeur a allégué son inexistence ou sa tardiveté ; faute d’allégation, la réalisation de cette condition serait acquise. Il faut cependant admettre que cette solution, développée dans le contexte particulier de l’action en garantie pour les défauts dans les contrats de vente et d’entreprise, est singulière et que la dissociation des fardeaux, que la loi ne prévoit pas, est critiquée en doctrine. Il faut en outre concéder qu’elle serait difficilement justifiable dans le cadre d’une demande en indemnité pour congé abusif : en effet, elle implique que le rejet de cette demande, en raison de la péremption, dépendrait de la réaction du défendeur et serait exclu – même lorsque le droit est bel et bien périmé – si les faits dont résulte la péremption n’ont pas été allégués. Or, une telle conséquence ne serait pas compatible avec la nature de l’opposition selon l’art. 336b al. 1 CO, qui est une condition du droit, ni avec les principes selon lesquels le juge doit retenir d’office la péremption de ce droit (alors qu’en revanche, il ne peut pas retenir d’office l’absence ou la tardiveté d’un avis des défauts, cf. ATF 107 II 50 c. 2a) et ne peut pas allouer une prétention qui n’existe plus. Il faut admettre que la loi exige, pour qu’une indemnité selon l’art. 336a CO puisse être allouée, que la condition de l’opposition au congé soit thématisée dans tous les cas, ce qui ne peut être assuré que si le demandeur supporte le fardeau de l’allégation.
11 C’est également à raison, à notre avis, que le TF écarte la solution d’un allégué implicite, que le demandeur ne devrait alléguer explicitement et prouver que si le défendeur l’a contesté (sur la notion cf. notes sous art. 221 al. 1 lit. d, 3.). Dès lors que l’opposition écrite formée à temps est une condition particulière du droit à l’indemnité, qui implique un comportement spécifique de la part de la personne congédiée, on ne peut retenir que des allégués relatifs au congé abusif contiendraient également, sans aucun doute, l’allégué selon lequel le demandeur a formulé cette opposition à temps. Dans l’arrêt TF 4A_243/2018 du 17.12.2018 c. 4.2.1 (note sous art. 221 al. 1 lit. d, 3.), le TF a certes donné en exemple de fait implicite celui de la non-péremption du droit. En l’espèce cependant, il ne s’agit pas du respect d’un délai de péremption fixé par la loi pour ouvrir action (tel p.ex. le délai de l’art. 336b al. 2 CO), mais d’un délai de péremption fixé par la loi comme condition à l’existence de la prétention. Or, le fait d’ouvrir action n’implique pas, en soi, l’allégation implicite qu’une condition de la prétention – autre que le respect du délai d’action – est réalisée. Il faut dès lors admettre que la notion d’allégué implicite ne peut être d’aucun secours au demandeur qui a omis d’alléguer explicitement le respect de cette condition. Il en résulte que l’absence de contestation du défendeur ne peut pas jouer de rôle.
12 La solution donnée dans l’arrêt n’est ainsi pas critiquable, en tout cas lorsque le demandeur est assisté d’un avocat, qui même s’il a des doutes quant au fardeau de l’allégation, doit avoir la prudence d’alléguer un élément aussi fondamental que l’opposition au congé en temps utile, clairement exigé par l’art. 336b CO. De plus, cette solution n’a pas les mêmes conséquences selon la maxime de procédure applicable. Si le montant réclamé ne dépasse pas Fr. 30’000.- – ce qui est relativement fréquent, du moins pour les salaires modestes et/ou lorsque le demandeur ne peut espérer une indemnité équivalant à 6 mois de salaire -, la procédure simplifiée et la maxime inquisitoire sociale sont applicables (art. 243 al. 1 CPC ; art. 247 al. 2 lit. b ch. 2 CPC). Il en résulte que le juge, s’il peut soupçonner que les allégués et offres de preuves sont lacunaires, doit interpeller le demandeur qui a omis d’alléguer l’opposition au congé – du moins s’il n’est pas assisté d’un avocat – pour l’inviter à compléter ses moyens (ATF 141 III 569 c. 2.3, note sous art. 247 al. 2). En outre et surtout, le demandeur peut rattraper son omission jusqu’aux délibérations (art. 229 al. 3 CPC).
13 La solution est cependant peu satisfaisante lorsque, dans un procès soumis à la maxime des débats, le demandeur procède sans avocat. Même si dans ce cas, le devoir d’interpellation du juge (art. 56 CPC) est appliqué plus largement que si le plaideur est représenté (cf. TF 4A_301/2013 du 6.1.2014 c. 6.2, note sous art. 56, B.), il n’est pas évident que le juge puisse amener le plaideur à formuler de nouveaux allégués, lorsque sa demande ne contient aucune indication quant à l’opposition au congé (cf. ATF 146 III 413 c. 4.2, note ibid. : le juge ne doit pas rendre les parties attentives à des faits qu’elles n’ont pas pris en considération, ni les aider à mieux présenter leur cause, ni leur suggérer des arguments pertinents ; ég. TF 5A_176/2011 du 10.8.2011 c. 3.2, ibid.). En outre, le juge doit en tout cas intervenir avant la clôture de la phase d’allégation (art. 229 al. 2 CPC), p.ex. aux débats d’instruction. S’il n’intervient qu’au stade des débats principaux l’allégation tardive sera irrecevable (art. 229 al. 1 lit. b CPC), dès lors que le devoir d’interpellation ne dispense pas les parties de respecter la réglementation applicable aux nova (cf. TF 5A_921/2014 du 11.3.2015 c. 3.4.2, note ibid.).
Proposition de citation:
F. Bastons Bulletti in newsletter CPC Online 2023-N11, n°…